Erostrate
Mais Massé, qui avait des lettres, intervint à ce moment:
- Je le connais votre type, me dit-il. Il s'appelle Érostrate. Il voulait
devenir illustre et il n'a rien trouvé de mieux que de brûler le temple
d’Éphèse, une des sept merveilles du monde.
- Et comment s'appelait l'architecte de ce temple ?
- Je ne me rappelle plus, confessa-t-il, je crois même qu'on ne sait pas son
nom.
- Vraiment ? Et vous vous rappelez le nom d'Érostrate ? Vous voyez qu'il
n'avait pas fait un si mauvais calcul.
La conversation prit fin sur ces mots, mais j’étais bien tranquille; ils se la
rappelleraient au bon moment. Pour moi, qui, jusqu'alors, n'avais jamais
entendu parler d'Érostrate, son histoire m'encouragea. Il y avait plus de deux
mille ans qu'il était mort, et son acte brillait encore, comme un diamant noir.
Je commençais à croire que mon destin serait court et tragique. Cela me fit
peur tout d'abord, et puis je m'y habituai. Si on prend ça d'une certaine façon,
c'est atroce, mais, d'un autre côté, ça donne à l'instant qui passe une force
et une beauté considérables. Quand je descendais dans la rue, je sentais en mon
corps une puissance étrange. J'avais sur moi mon revolver, cette chose qui
éclate et qui fait du bruit. Mais ce n'était plus de lui que je tirais mon
assurance, c'était de moi : j'étais un être de l'espèce des revolvers, des
pétards et des bombes. Moi aussi, un jour, au terme de ma sombre vie,
j'exploserais et j’illuminerais le monde d'une flamme violente et brève comme
un éclair de magnésium. Il m'arriva, vers cette époque, de faire plusieurs
nuits le même rêve. J'étais un anarchiste, je m'étais placé sur le passage du
tsar et je portais sur moi une machine infernale. A l'heure dite, le cortège
passait, la bombe éclatait, et nous sautions en l'air, moi, le tsar et trois
officiers chamarrés d'or, sous les yeux de la foule.
Je restais maintenant des semaines entières sans paraître au bureau. Je me
promenais sur les boulevards, au milieu de mes futures victimes, ou bien je
m'enfermais dans ma chambre et je tirais des plans. On me congédia au début
d'octobre. J'occupai alors mes loisirs en rédigeant la lettre suivante, que je
copiai en cent deux exemplaires :
" Monsieur,
" Vous êtes célèbre et vos ouvrages tirent à trente mille. Je vais vous
dire pourquoi - c'est que vous aimez les hommes. Vous avez l'humanisme dans le
sang : c'est bien de la chance. Vous vous épanouissez quand vous êtes en
compagnie; dès que vous voyez un de vos semblables, sans même le connaître,
vous vous sentez de la sympathie pour lui. Vous avez du goût pour son corps,
pour la façon dont il est articulé, pour ses jambes qui s'ouvrent et se ferment
à volonté, pour ses mains surtout : ça vous plaît qu'il ait cinq doigts à
chaque main et qu'il puisse opposer le pouce aux autres doigts. Vous vous
délectez, quand votre voisin prend une tasse sur la table, parce qu'il y a une
manière de prendre qui est proprement humaine et que vous avez souvent décrite
dans vos ouvrages, moins souple, moins rapide que celle du singe, mais,
n'est-ce pas ? tellement plus intelligente. Vous aimez aussi la chair de
l'homme, son allure de grand blessé en rééducation, son air de réinventer la
marche à chaque pas et son fameux regard que les fauves ne peuvent supporter.
Il vous a donc été facile de trouver l'accent qui convient pour parler à
l'homme de lui-même; un accent pudique mais éperdu. Les gens se jettent sur vos
livres avec gourmandise, ils les lisent dans un bon fauteuil, ils pensent au
grand amour malheureux et discret que vous leur portez et ça les console de
bien des choses, d'être laids, d'être lâches, d'être cocus, de n'avoir pas reçu
d'augmentation au premier janvier. Et l'on dit volontiers de votre dernier
roman : c'est une bonne action.
" Vous serez curieux de savoir, je suppose, ce que peut être un homme qui
n'aime pas les hommes. Eh bien, c’est moi, et je les aime si peu que je vais
tout à l'heure en tuer une demi-douzaine; peut-être vous demanderez-vous :
pourquoi seulement une demi-douzaine ? Parce que mon revolver n'a que six
cartouches. Voilà une monstruosité, n'est-ce pas ? Et, de plus, un acte
proprement impolitique ? Mais je vous dis que je ne peux pas les aimer. Je comprends
fort bien ce que vous ressentez. Mais ce qui vous attire en eux me dégoûte.
J'ai vu comme vous des hommes mastiquer avec mesure en gardant l’œil pertinent,
en feuilletant de la main gauche une revue économique. Est-ce ma faute si je
préfère assister au repas des phoques ? L'homme ne peut rien faire de son
visage sans que ça tourne au jeu de physionomie. Quand il mâche en gardant la
bouche close, les coins de sa bouche montent et descendent, il a l'air de
passer sans relâche de la sérénité à la surprise pleurarde. Vous aimez ça, je
le sais, vous appelez ça la vigilance de l'Esprit. Mais moi ça m'écœure : je ne
sais pas pourquoi; je suis né ainsi.
" S'il n'y avait entre nous qu'une différence de goût, je ne vous
importunerais pas. Mais tout se passe comme si vous aviez la grâce et que je ne
l'aie point. Je suis libre d'aimer ou non le homard à l'américaine, mais
si je n'aime pas les hommes, je suis un misérable et je ne puis trouver de
place au soleil. Ils ont accaparé le sens de la vie. J’espère que vous
comprenez ce que je veux dire. Voilà trente-trois ans que je me heurte à des
portes closes au-dessus desquelles on a écrit : " Nul n'entre ici s'il
n'est humaniste. " Tout ce que j’ai entrepris j'ai dû l'abandonner; il
fallait choisir : ou bien c'était une tentative absurde et condamnée ou bien il
fallait qu'elle tournât tôt ou tard à leur profit. Les pensées que je ne leur
destinais pas expressément, je n'arrivais pas à les détacher de moi, à les
formuler : elles demeuraient en moi comme de légers mouvements organiques. Les
outils mêmes dont je me servais, je sentais qu'ils étaient à eux; les mots par
exemple : j'aurais voulu des mots à moi. Mais ceux dont je dispose ont traîné
dans je ne sais combien de consciences; ils s'arrangent tout seuls dans ma tête
en vertu d'habitudes qu'ils ont prises chez les autres et ça n'est pas sans
répugnance que je les utilise en vous écrivant. Mais c'est pour la dernière
fois. Je vous le dis : il faut aimer les hommes ou bien c'est tout juste s'ils
vous permettent de bricoler. Eh bien, moi, je ne veux pas bricoler. Je vais
prendre, tout à l'heure, mon revolver, je descendrai dans la rue et je verrai
si l'on peut réussir quelque chose contre eux. Adieu, monsieur, peut-être
est-ce vous que je vais rencontrer. Vous ne saurez jamais alors avec quel
plaisir je vous ferai sauter la cervelle. Sinon - et c'est le cas le plus
probable - lisez les journaux de demain. Vous y verrez qu'un individu nommé
Paul Hilbert a descendu, dans une crise de fureur, cinq passants sur le
boulevard Edgar-Quinet. Vous savez mieux que personne ce que vaut la prose des
grands quotidiens. Vous comprendrez donc que je ne suis pas " furieux
". Je suis très calme au contraire et je vous prie d'accepter, Monsieur,
l'assurance de mes sentiments distingués.
" Paul HILBERT. "
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